Quantcast
Channel: Le blog de Comite pour une Nouvelle Resistance- CNR
Viewing all articles
Browse latest Browse all 28

Rapprocher le micro de la fenêtre par Daniel Mermet

0
0

safe_image--4-.jpg

 

Mai 2014

 

Deux choses tétanisent les dirigeants de Radio France : les enquêtes d’audience, reflet d’une logique commerciale, et la nomination de leur président, effectuée sous influence politique. Informer, instruire, divertir : les termes du triptyque fondateur de la radiodiffusion publique ont connu des fortunes diverses. A la Libération, le troisième ne supplantait pas les deux premiers.

 

Les auditeurs reviennent toujours. On pourrait graver cette phrase en lettres d’or au fronton de la Maison de la radio. Quand l’audience décline, quand un président arrive, quand un humoriste se fait virer, quand l’actualité ne fait pas recette, il y a toujours une voix placide dans l’ascenseur pour dire : « Bah ! les auditeurs reviennent toujours ! »Un directeur se demandait même un jour ce qu’il faudrait faire pour que les auditeurs s’en aillent une fois pour toutes.


Pour France Inter, deuxième radio généraliste du pays avec plus de cinq millions d’auditeurs quotidiens, l’audience ressemble en effet à un long fleuve tranquille. Pas plus de trois grosses fâcheries en quarante ans. En 1974, lors de l’éclatement de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) ; en 1981, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, l’abolition du monopole et l’explosion des radios libres ; et enfin en mai 2005, avec le référendum sur le traité constitutionnel européen (TCE) : le « non » l’a largement emporté (54,7 % des voix) alors que la rédaction de France Inter avait milité avec ferveur en sens inverse. Chaque fois, les auditeurs sont revenus.


Une fois par trimestre, la publication des chiffres d’audience par le très opaque institut de sondage Médiamétrie distille pourtant l’angoisse dans les couloirs de France Inter. Surtout à proximité du bureau directorial. S’en échappent des volutes de discours avantageux sur la grandeur du service public et la complexité chez Edgar Morin. Mais, en vérité, tout se résume au tracé d’une flèche vers le haut ou vers le bas.


A la machine à café, journalistes et petites mains dénoncent rituellement le mode de confection des enquêtes Médiamétrie, dont sont actionnaires les grandes radios privées, avant tout soucieuses de déterminer leurs tarifs publicitaires. Ce qui ne concerne pas la radio publique, affranchie de cette contrainte, mais également actionnaire de l’institut.


Incapable d’affirmer sa différence en lui redonnant un sens et une ambition, la radio publique a néanmoins fini par s’aligner sur la loi du marché. Imaginez un cheval libre, pouvant courir à son gré à la découverte des grands espaces et qui, faute d’esprit et de désirs, viendrait immanquablement s’aligner auprès des chevaux de labour creusant leur sillon pour le compte d’une société lucrative. L’audience est devenue la seule boussole de France Inter. Le « beaucoup » a tué le « pourquoi ». Les rebelles de la machine à café le clament : toutes les grandes conquêtes de l’esprit, les grandes émancipations collectives apparaissent d’abord minoritaires et subversives. Dans les idées, en art, en politique. Avec Médiamétrie, pas de Galilée, ni de Vincent Van Gogh, ni d’Albert Einstein ; même pas un Pierre Desproges. Et Edgar Morin, sa flèche monte ou descend ?

 

Le principe des affaires a contaminé les valeurs du service public de la radio et menace de lui faire la peau. Comme à La Poste, comme dans la santé, l’enseignement, la recherche...

De la différence à la distinction

Partout, l’Eglise de chiffrologie étend son règne. A Radio France, quatre fois par an, devant un aréopage pénétré, des chiffres magiques sont projetés sur un écran. Ils sont interrogés et savamment interprétés selon des rites empruntés aux antiques devins scrutant le vol des oiseaux ou les entrailles des poulets avant d’émettre un avis qui vient confirmer les ordres forcément exquis de l’empereur.


Assurément, on fait de la radio pour être écouté ; on veut connaître la réponse des auditeurs. Mais tout autre mode d’évaluation de l’audience a été abandonné. Qualité, utilité, service, débat sur et avec le public : d’autres enquêtes sont possibles, qui guideraient le navire vers les grands horizons.


« Ecoutez la différence » était le slogan de France Inter à la fin des années 1970. Doctement, le directeur expliquait alors qu’il s’agissait de la différence entre un client et un citoyen. Les radios commerciales s’adressent à un client ; la radio publique, à un citoyen ; l’obsession de l’audience relève du secteur privé ; l’ambition de l’audience, du service public. Applaudissements garantis.

« La différence »... La formule a été reprise récemment. Mais il s’agit de tout autre chose : de distinction. Ecouter France Inter vous distinguerait du commun des mortels. L’actuel directeur, M. Philippe Val, le revendique : « France Inter, ça se mérite, c’est pas beauf, pas démago, pas vulgaire. » Comme naguère dans nos colonies, M. Val s’est senti investi d’une mission civilisatrice, mais destinée à un public circonscrit : « La meute m’emmerde et j’emmerde la meute. » (1)

 

Ce mépris marque une rupture avec le « grand public » des auditeurs de France Inter. Dans un message de décembre dernier, l’un d’eux mit en évidence l’élitisme de sa radio : « Généraliste, elle est donc censée traiter de tous les sujets. J’ai passé en revue cinquante-cinq émissions. Si l’on exclut les tranches d’information, on s’aperçoit que presque tous les programmes sont au service exclusif de l’industrie culturelle. Si vous êtes chanteur, musicien, acteur, metteur en scène, écrivain, vous avez une petite chance qu’on parle de vous ou de votre univers artistique.

 

Pas moins de dix émissions sur la musique, au moins huit magazines multiculturels. Le cinéma, le théâtre sont gâtés, mais la science, l’histoire, l’économie ne sont pas oubliées, ni nos amis les bêtes, la grande cuisine et le sexe à minuit. L’auditeur cultivé et diplômé est donc choyé. Mais les sujets qui préoccupent au plus haut point les citoyens ont-ils leur émission ? Quid de l’emploi et du travail, de la santé et de la protection sociale, du logement, par exemple ? Ah, si : le dimanche, entre 13 h 20 et 13 h 30, le magazine “Périphéries” traite de la banlieue et de ceux qui y vivent ! La voix est libre, mais l’élitisme la rend inaudible au plus grand nombre. »


Et les auditeurs reviennent toujours... De fait, les infidèles sont toujours rentrés au bercail. Les explications ne manquent pas : la qualité, le talent, le génie du directeur, le lien passionnel des Français avec leur radio publique... Reste cependant l’argument le plus efficace : « Il n’y a pas de publicité. » Et l’on sait à quel point les Français sont publiphobes.


Or Radio France est financé par une redevance clairement affectée à l’audiovisuel public. Chaque année, 650 millions d’euros assurent l’existence du premier groupe radiophonique français avec ses sept radios nationales, ses quatorze millions d’auditeurs quotidiens, ses quatre mille sept cent vingt-sept collaborateurs permanents, dont sept cents journalistes. Et avec une bien belle voiture avec chauffeur pour le président d’une bien belle société de service public.


Ressources humaines, ressources techniques et budgétaires : voilà un exemple parfait pour qui voudrait défendre le service public. En effet, on ne redoute pas les effets de la mondialisation, ni les diktats de Bruxelles. Bien des atouts, donc, pour élaborer des politiques ambitieuses dans tous les domaines, le profit n’étant pas le but.


Mais alors quel est-il ? En décembre 2013, le cinquantième anniversaire de France Inter a permis à beaucoup de découvrir les archives de leur propre histoire. Les experts de 1963 prévoyaient que la télévision réduirait bientôt la radio à un fond sonore. Pourtant, dans son allocution à l’inauguration de la Maison de la radio, le président de la République, Charles de Gaulle, exprimait une autre ambition :« Comme ce qui est utile aux âmes ne l’est qu’en vertu d’une grande cause et comme nous avons choisi la nôtre, il faut que la radio française, tout en captant sans parti pris et en répandant sans exclusive les courants de l’événement, de l’art, de la science et de la politique, concoure à la liberté, à la dignité et à la solidarité des hommes. »


En vérité, la radio publique était née vingt ans auparavant, très précisément le 20 août 1944.

Comme la presse, la radio s’est alors vautrée dans la collaboration. A cette époque, elle incarne à la fois l’aile de la liberté (« Ici Londres... ») et l’arme du crime. « Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand » : cette chansonnette de Pierre Dac se fredonne lèvres fermées dans le couloir du dernier métro.


Le 17 août 1944, Radio-Paris cesse d’émettre. Au 116, avenue des Champs-Elysées, les collaborateurs fuient le navire en mettant le feu aux archives. Au 37, rue de l’Université, ils sont quelques-uns qui attendent depuis longtemps cet instant. De jeunes résistants planqués dans un studio de la radio... de Vichy ! Tout en travaillant là, ils ont constitué en 1943, clandestinement, à l’initiative de Jean Guignebert, un groupe de résistance : le Comité de libération de la radio. En fait partie un certain Pierre Schaeffer, en liaison avec la Résistance intérieure. Dans le ventre de l’ennemi, ils résistent. Ils entendent assurer la relève le moment venu.


Le 18 août, profitant de la débandade, ils prennent possession des locaux et mettent tout au point, micro, antenne, matériel. L’ennemi est encore là, dans la rue, sous les fenêtres ; des tirs résonnent, des chars au loin, des sirènes. Dimanche 20 août sera le grand jour. Grâce à un émetteur clandestin mis en place par le réseau de résistance des PTT, on les entend pour la première fois. L’émotion est à son comble. A 22 h 30, La Marseillaise retentit : la première à la radio depuis l’armistice de 1940. Quatre ans. Puis Pierre Crénesse, journaliste et reporter, annonce : « Ici... Radiodiffusion de la nation française. » Ce sera la seule phrase prononcée sur fond de Marseillaise. Il est 22 h 31, et notre radio vient de naître.


La Radiodiffusion de la nation française (RNF) deviendra la Radiodiffusion française en mars 1945, puis la Radiodiffusion-télévision française (RTF) en 1949, puis l’ORTF en 1964, enfin Radio France dix ans plus tard. La Résistance constitue donc son soubassement, son souffle initial. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) entendait « assurer la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’Etat, des puissances de l’argent et des influences étrangères ». L’indépendance à l’égard des puissances d’argent a tenu. Et voici pourquoi il n’y a pas de publicité, pourquoi les auditeurs reviennent toujours.


Mais, sous le ciel plombé de la crise, certaines fines oreilles disent percevoir le sifflement de la grande faux qui emporte les services publics. Radio France, menacé ? On ne sait pas. On ne sait pas grand-chose de la radio en général. Quatorze millions d’auditeurs par jour pour celle-ci, et aucune critique. Trop volatil, trop plébéien ? Historiens et chercheurs n’ont jamais accordé un grand intérêt à ce média, pourtant mêlé à la vie de milliards d’hommes dans le monde. En France, quelques universitaires, quelques valeureux ouvrages ou sites, mais bien peu de chose en regard de la puissance de la radio dans la fabrique de l’opinion, de la sensibilité, du conformisme, du langage, de l’imaginaire. Bien peu de chose sur ce prodigieux moyen d’éducation populaire susceptible de combattre la fracture culturelle, de favoriser l’émancipation collective et l’épanouissement individuel.


L’éducation nationale fait l’objet de réformes et de débats constants. Rien de tel pour Radio France, qui, du seul fait de son audience, joue un rôle majeur dans la culture de tout un pays. Pourquoi ? Du côté des experts et des intellectuels professionnels, chacun a une œuvre en cours, un film ou un livre en promotion. Nul n’a donc très envie de « mordre la main » d’une station où la phrase la plus prononcée est « Je rappelle le titre de votre livre ».


Dans le tout premier reportage de la RNF, le 21 août 1944, on est dans la rue, dans la vie, dans l’histoire en direct place de la République, au milieu des tirs et des barricades. Il faut se mettre à l’abri pour faire entendre la voix de Georges Bidault parlant au nom du CNR, entrecoupée par des rafales toutes proches. Avant les discours et les commentaires, cette radio dit l’inouï, ce qui n’a encore jamais été entendu. Le lendemain, dans l’ivresse de la Libération, le speaker se dit« dûment mandaté par le secrétaire général de l’information pour requérir messieurs les curés de faire sonner immédiatement les cloches à toute volée pour annoncer l’entrée des Alliés à Paris ».


Et les cloches de Paris se mettent à sonner. Au loin, d’abord, puis plus proches. Au micro, la voix inquiète et joyeuse ajoute : « Il faut rapprocher le micro de la fenêtre. »

Daniel Mermet

Journaliste, producteur de l’émission « Là-bas si j’y suis », diffusée du lundi au jeudi à 15 heures sur France Inter.


Viewing all articles
Browse latest Browse all 28

Latest Images





Latest Images